Il commençait à se former dans la perspective de la route un bouchon de brume qui collait aux haies. ...Son pas s'assourdit aussitôt dans la terre encore molle. Son esprit était rafraîchi comme un paysage après l'averse, il lui semblait qu'il marchait nu; les odeurs, les bruits espacés entraient en lui comme si son corps eût perdu sa frontière...Tout en marchant, il songeait à cette manie qu'il avait de quitter par intervalles la route, et de s'enfoncer quelques instants à droite ou à gauche dans la campagne; il aimait ces jambes de coton, ce vertige léger que lui donnait la vitesse brusquement suspendue, cette marée de silence montée de la campagne qui se refermait sur lui: c'était chaque fois comme s'il débarquait de l'arche, et retrouvait la terre toute neuve, le tintement de l'eau, les doigts distraits du vent dans les feuilles--il ne savait quoi de frais, de respirant et de délacé: "J'ai besoin de jeter ces ancres", pensa-t-il.
Julien Gracq La presqu'île ( Editions José Coti )