D'après
Anna Sansom
Le travail de Gérard Bertrand déborde de références culturelles. Des écrivains, des philosophes, des artistes, des jazzmen et des réalisateurs de cinéma sont rassemblés dans ses collages numériques. Comme si ces minutieuses photographies sépia étaient l'expression de son imaginaire, une sorte de festin idéal qui réunirait ses phares culturels. Quand j'arrive dans son appartement qui jouxte son atelier, en Anjou, une des régions viticoles de France, Gérard Bertrand me reçoit habillé en noir de la tête aux pieds. Il est aimable, parle d'une voix douce et de discrètes lunettes encadrent ses yeux. Alors que je parcours ses divers portfolios, il m'apparaît évident que son itinéraire artistique est original. Inscrit aux Beaux-Arts d'Angers en 1980 pour étudier la technique de la gravure, il montre un fort intérêt pour des créateurs de mondes imaginaires tels que Max Ernst et Roland Topor qui l'influencent. Une de ses gravures, tout en finesse, de cette époque, montre Vassili Kandinsky peignant un tableau abstrait dans son atelier. Son modèle: un poisson géant. Des années après, Gérard Bertrand scannera la gravure et y ajoutera une photographie de Kafka, dans sa série la plus récente: "l'Album de Monsieur K.". Désireux d'élargir son expression, il travaille en atelier avec des peintres pour acquérir de nouvelles techniques. Sa production suivante est constituée d'aquarelles et de peintures où il incorpore des portraits photographiques. La série " Fantographies ", datant de 1998-2000, est faite de peintures acryliques mêlées à des photographies et des traces des pigments laissées par des photocopies d'images collées sur la toile, puis arrachées. Une autre série, " l'Araignée des Chaudières " (1998-2001) réunit des collages de gravures anciennes découpées et intégrées à des fonds au brou de noix. Quand Gérard Bertrand sent qu'il a maîtrisé cette technique, il décide d'aller plus loin. Il se tourne alors vers l'ordinateur et s'essaye aux assemblages numériques. La possibilité de réaliser des collages sans marques visibles de découpage est devenue possible. " Après les collages-papier, je pouvais fabriquer des images qui avaient l'apparence du réel ", dit-il. Professeur de lettres, à la retraite depuis deux ans, Gérard Bertrand peut maintenant consacrer toutes ses journées à sa passion. " J'ai enfin le temps de mener un projet jusqu'au bout. Je fais aujourd'hui ce que j'aurais dû faire toute ma vie, même si j'aimais beaucoup mon métier. " Constitué de 16 images, " l'Album de Monsieur K. " fait penser à une interprétation personnelle et photographique du " Tour du monde en 80 jours" de Jules Verne où Gérard Bertrand promènerait Kafka - son auteur favori - depuis sa Prague natale jusqu'à la Lune, avec des escales en Anjou, à Londres, à Paris, aux USA et dans bien d'autres lieux encore. La réalisation de chaque image a commencé par une longue recherche dans des livres, des encyclopédies, des magazines pour découvrir les personnages et les décors qui pourraient s'intégrer au projet. Après les avoir trouvés, Gérard Bertrand les a scannés. Il utilise cette méthode préférable au téléchargement d'images sur Internet qui n'aurait produit que des photos de définition insuffisante. Les clichés de Franz Kafka, lui-même, proviennent de livres biographiques consacrées à l'auteur. "Il n'existe qu'une cinquantaine photos de Kafka", dit-il affectueusement. Tel un réalisateur de cinéma, il a alors créé une mise en scène pour assembler sur l'écran de son ordinateur personnages et autres éléments dans ses compositions. L'étape suivante consistant à retoucher les parties de l'ensemble, pour obtenir une harmonie dans les tons, les contrastes et les éclairages. Chaque image exigera deux ou trois semaines pour être mise au point et entre 30 et 50 tests d'impression avant que le résultat soit satisfaisant. " Le but était de réunir dans un même cadre des personnages qui ne se sont jamais rencontrés ou qui n'auraient jamais pu se rencontrer, puisqu'ils ne vivaient souvent pas aux mêmes époques, ni dans les mêmes pays, mais qui avaient une communauté d'esprit et le même génie créatif, explique l'auteur. C'est dans l'esprit du surréalisme que de faire se rencontrer des personnes ou des lieux sans rapport direct entre eux. Ce sont souvent des personnes que j'aime et que j'ai voulu réunir. Ils font partie de mon univers, ce sont mes attaches culturelles. Reconnaissons qu'il s'agit d'un jeu très intellectuel !" Les images qui résultent de ce processus de fabrication compliqué intriguent fort. Une des plus difficiles à créer fut celle de Monsieur K. sur la Lune qui montre Thelonious Monk au piano et Charlie Parker au saxophone, tandis que Kafka flotte (par l'esprit) dans l'espace. L'idée est venue de la chanson de Frank Sinatra: "Fly Me To The Moon" "La photo de Kafka était trop contrastée, parce qu'elle a été prise avant 1920. Celle de Thelonious provient d'une couverture de disque vinyle, avec un éclairage de studio, celle de Charlie Parker d'un livre et celle, en couleurs, de la lune d'une vieille publicité. Comme toutes ces images étaient très différentes, j'ai dû utiliser de nombreux filtres. Le défi consistait à faire en sorte que la lumière vienne de la même direction pour que l'ensemble paraisse vraisemblable. Trop souvent dans les collages surréalistes, vous pouvez pratiquement voir les bords de la découpe des ciseaux ", remarque Gérard Bertrand. Comme dans la plupart des images de cette série, la légende: "Quand le Moine et l'Oiseau attaquaient "Fly Me To The Moon", Monsieur K., dit "le Choucas", prenait lui aussi son envol, comporte une touche humoristique". "Kafka " se traduit en français par "choucas ". "Le surnom de Parker étant Bird (l'Oiseau), j'ai pensé que les associer près du Moine serait une bonne idée", s'amuse l'auteur. Le clin d'oeil est souvent présent dans ces collages numériques. Par exemple, " Monsieur K. en Amérique", s'inspire du roman inachevé de Kafka "L' Amérique" dont le héros est le jeune et innocent Karl Rossmann, fuyant son père aux USA. On voit ici Monsieur K. grimpé sur la chaise d'un maître-nageur et qui balaie du regard la foule des baigneurs bronzés, à la recherche de son personnage. A l'arrière-plan, les gratte-ciel des années 1900 qu'apercevaient les immigrés arrivant dans le port de New York, mais aussi les débris des Twin Towers effondrées, une piscine japonaise ressemblant à un terrain de sport marqué à la craie et des ponts japonais portant, bizarrement, des drapeaux américains. De même, " Monsieur K. et Gregor " rend hommage à " La métamorphose ", la nouvelle de Kafka dans laquelle le personnage central, Gregor Samsa, se réveille, un matin, transformé en un insecte géant, provoquant l'horreur de sa famille. Gérard Bertrand y fait une apparition ajoutant des photos de son visage et de ses mains au corps du monstre allongé sur le lit, tandis que Monsieur K., d'un regard bienveillant, surveille le bébé cancrelat dans son berceau. Dans la légende, Monsieur K. sollicite de sa bien-aimée sur Ottla, l'adoption de la nouvelle famille de Gregor Samsa. "Je me suis amusé dans cette composition, imitant les apparitions d'Alfred Hitchcock, dans ses films", plaisante Gérard Bertrand. Faisant référence à la vie personnelle de Kafka, une autre photo montre Monsieur K. dans une rue en Anjou, tandis qu'un portrait de son amie Milena apparaît sur la façade d'un immeuble, manifestant ainsi que son souvenir ne le quitte pas pendant son voyage. De même, une composition fait apparaître le visage de Kafka devant le Château de Prague, avec, en surimpression, une page de son écriture, suggérant que Monsieur K. se remémore ce lieu dans un moment de nostalgie. Sous les doigts de Gérard Bertrand, Kafka va même chercher conseil auprès de Sigmund Freud pour mieux affronter le difficile rapport qu'il entretient avec son père. Il s'est allongé sur le divan, son corps reposant sur la montagne de pages de son Journal, surveillé par le multiple regard plongeant de son père. La photo est vraiment celle du cabinet de Freud, prise après la guerre. Gérard Bertrand s'est contenté d'ajouter la photo encadrée et en nombreux exemplaires du père de Kafka, Hermann, au-dessus du divan. "Kafka connaissait les écrits de Freud, ajoute-t-il. Freud était un scientifique, Kafka un littéraire, mais ils cherchaient dans la même direction et aussi profond ". Il a également choisi d'intégrer Monsieur K., toujours comme un étranger ou comme un spectateur, dans des oeuvres d'art bien connues. Nous le voyons se tenir debout, près de la terrasse, dans la peinture d'Edward Hopper, " Gens au soleil " (1960), avec la légende: "Pourtant invité, Monsieur K., eut la désagréable impression de ne pas être le bienvenu chez les Hopper". Il visite aussi l'Ellipse, l'installation de Gérard Garouste à la Fondation Cartier à Paris en 2001, qui comportait de troublantes peintures de mutants. "L'environnement semble cauchemardesque. J'ai pensé que ça correspondait assez bien au monde tourmenté de Franz Kafka". Pourtant la photographie qui pour Gérard Bertrand revêt une importance primordiale est celle de Monsieur K. demandant naïvement son chemin à un gendarme de Beaune-La-Rolande. Se dessinent, à l'arrière-plan, les bâtiments d'un camp de concentration français où furent enfermés les juifs étrangers. Le fait que ces camps aient existé demeure encore une cause d' embarras chez les Français aujourd'hui. L'image de départ faisait partie du film documentaire "Nuit et brouillard " d'Alain Resnais (1955), mais qui avait été supprimée par la censure. "Quand j'ai décidé de faire cette série, je voulais à tout prix inclure cette photo, mais je ne pouvais la trouver que sur internet. Deux mois après la fin de ma série, et juste avant mon exposition, je l'ai enfin trouvée à la FNAC des Halles à Paris, dans un livre qui traitait de l'histoire des juifs en France sous l'Occupation", explique Gérard Bertrand. Cette demande de renseignement de Monsieur K. a une double signification. Les proches parents de Kafka, ses soeurs, ses neveux et Milena, ont été exterminés pendant la deuxième guerre mondiale et c'est presque comme si Kafka, qui lui est mort en 1924, était revenu pour s'enquérir du sort de sa famille. Une autre référence à un film apparaît dans l'image inspirée de "Play Time", de Jacques Tati (1967). Celle-ci montre de multiples boxes de bureaux sur les cloisons desquels sont accrochés à l'infini des posters de Monsieur K. et de nombreuses silhouettes d'un homme (toutes supposées être celles de M. Hulot, le personnage de Tati) scrutant le plafond et les couloirs, se cognant les unes dans les autres, ou fumant la pipe et surveillant la scène. Se référant aux années malheureuses que Kafka passa dans une compagnie d'assurance privée, l'image indique que son souvenir s'est gravé dans les lieux après son départ. Mais Gérard Bertrand s'est-il préoccupé du copyright des images qu'il a utilisées ? "Non, je pense qu'elles sont juste un point de départ, elles sont mélangées à tant d'autres éléments qu'on ne peut pas reconnaître la photo originale. J'ai demandé l'autorisation à Garouste qui ne m'a pas répondu. " Bien que Gérard Bertrand ait agrandi certaines de ses photos sépia en format A3 pour son exposition privée l'année dernière, il se demande s'il n'utilisera pas le noir et blanc pour la prochaine, afin de voir si les contrastes seraient améliorés. Se référant à l'impression dequelques agrandissements par un imprimeur, il explique: "Les tons sépia ont légèrement tourné au verdâtre. L'effet non voulu, m'a plu. J'aime le hasard en art, c'est toujours intéressant à utiliser." Les futurs projets de Gérard Bertrand comprennent une série semblable à celle de "l'Album de Monsieur K." et dont le héros serait cette fois Marcel Proust. "Ce sera la même sorte de travail et peut-être que Monsieur K. pourrait bien y faire une apparition !" Si sa série sur Proust se hisse au même niveau, ce sera un réel plaisir de la découvrir.
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