Légende inscrite dans l'image:
Tous les rendez-vous que pourrait me donner encore l'Evre,
il n'est plus de temps maintenant pour moi pour les tenir.
Quelques extraits des Eaux étroites
Pourquoi le sentiment s'est-il ancré en moi de bonne heure que, si le voyage seul – le voyage sans idée de retour – ouvre pour nous les portes et peut changer vraiment notre vie, un sortilège plus caché, qui s'apparente au maniement de la baguette du sourcier, se lie à la promenade entre toutes préférée, à l'excursion sans aventure et sans imprévu qui nous ramène en quelques heures à notre point d'attache, à la clôture de la maison familière ?
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Parfois on dirait qu'une grille en nous, plus ancienne que nous, mais lacunaire et comme trouée, déchiffre au hasard de ces promenades inspirées les lignes de force qui seront celles d'épisodes de notre vie encore à vivre. Tout comme un album de photographies de famille qu'on feuillette au hasard nous parle de notre passé, mais d'un passé à la fois gommé de ses événements vifs et pourtant indiciblement personnel, nous communiquant en même temps le sentiment vital du contact avec la tige mère et la tonalité exquise, et faiblement souriante encore, du fané, de tels lieux lèvent, eux, énigmatiquement un voile sur le futur : il porte d'avance les couleurs de notre vie ; au contact de cette terre qui nous était de quelque façon promise, toutes nos pliures se déplissent comme s'ouvre dans l'eau une fleur japonaise : nous nous sentons inexplicablement en pays de connaissance, et comme au milieu des figures d'une fière famille encore à venir.
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Plus tard le cygne de Lohengrin, remontant, puis descendant sur la scène de l'opéra les lacets de la rivière, m'a rendu une fois encore, fugitivement, cette sensation de félicité presque inquiétante qui tient – je ne l'ai compris qu'alors – à l'impression d'accélération faible et continue qui naît d'une telle navigation surnaturelle. Le sentiment de l'appel dans toute son urgence confiante loge pour nous dans ses esquifs ingénus – cygnes, caïques, auges de pierre – qui glissent dans les contes à la surface d'une eau immobile : à l'inverse de la suggestion toujours maléfique qui s'attache à l'apparition des objets volants non identifiés, le bonheur toujours, l'exaucement d'un voeu, tout au moins le secours surnaturel dans le péril, semble éperonner leur navigation silencieuse.
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Les domaines d'Arnheim existent, et chacun au moins une fois dans sa vie les a rencontrés mais le courant inexplicable qui saisit et porte sur l'eau l'esquif recourbé comme un croissant de lune, c'est le battement du sang jeune, et comme une palpitation continue d'avenir. Les images que déroule tout voyage initiatique renvoie chacune en énigme à une rencontre préfigurée qu'elles font pressentir et qui les achèvera ; la puissance d'envoûtement des excursions magiques, comme l'a été pour moi celle de l'Evre, tire sa force de ce qu'elles sont toutes à leur manière des “chemins de la vie”, qu'elles en figurent obscurément à l'avance les climats et les étapes. Les prestiges matériels que je prête à l'Evre ne sont pas tous imaginés, et peut-être les trouverais-je encore intacts au long de cette promenade rétrospective que j'envisage quelquefois. Mais tout ce qui a la couleur du songe est, de nature, prophétique et tourné vers l'avenir, et les charmes autrefois ouvraient les routes n'auraient plus ni vertu, ni vigueur : aucune de ces images aujourd'hui ne m'assignerait plus nulle part, et tous les rendez-vous que pourrait me donner encore l'Evre, il n'est plus de temps maintenant pour moi pour les tenir.
Julien Gracq Les eaux étroites ( Editions José Corti )